La correspondance de Gustave Flaubert, mais elle n’est pas la seule, fait incontestablement partie des plus belles de la littérature française, si l’on y cherche l’homme dans sa relation au monde et au coeur de ses préoccupations personnelles, des plus banales aux plus proprement littéraires. L’extraordinaire foisonnement de missives témoigne de la vitalité de l’homme, de sa soif d’échanges et d’attentions humaines, de son implic dans une implication dans une vie, une époque, au risque de désespoir et de tentation à l' »ourserie », comme il le signale dans une lettre à Maurice Schlésinger citée précédemment (24 novembre 1853).
Quelle distinction entre celui qui noircit sa page blanche de mots polis, de phrases construites, travaillées pour être belles jusqu’au bout de la voix, même « gueulées » au fond d’un isoloir, qui veille à faire apparaître un style en gommant le travail sans relâche de l’écrivain, pour que les lecteurs se plaisent à habiter le lieu du conte, du roman, de l’histoire que l’on crée, et celui-là -le même pourtant!, et pourtant bien autre…- qui laisse s’écouler l’encre de son cœur, qui se livre, qui lâche son style pour critiquer sans concessions, montrer les impatiences de l’homme, faire aveu de sentiments, de faiblesses, de peurs même, auprès de destinataires choisis?
Si la correspondance s’illustre de toute évidence moins pour la beauté ciselée du style, elle est d’une beauté rare, émouvante, car elle nous ramène à l’homme, au plus près de lui. Jamais nous ne saurions être plus près d’un autre que dans cet intime lien où se dénoue, au moins un peu, l’opacité si terrible des êtres.
On répondra que la vie privée d’un homme, d’un grand homme, n’a que peu d’importance au regard de son oeuvre.
Victoire de l’oeuvre sur l’homme, qui biaise le temps humain, refuse la mort avec panache et entre dans ce que Hannah Arendt désignait comme « le monde » – ce monde humain où l’homme s’inscrit dans la durée et où la culture, reine, tisse le lien fondamental entre le passé et le futur, entre les hommes d’hier et ceux de demain.
Victoire du monde sur la vie, lieu des besoins, de la finitude, de l’homo laborans voué à travailler à la sueur de son front pour continuer de vivre une vie « pénible et passagère » pour parler comme Voltaire, livrable à la mort au jour précis de sa naissance.
Victoire du romancier Flaubert, grand classique de la littérature inscrit à l’étude au lycée, maître immortel de la plume.
Et pourtant, il y a dans sa correspondance des lignes sans prix, trempées dans ce sang anatomique, qui donnent corps et profondeur à l’homme, Gustave, et au-delà à l’homme lui-même.
De quoi parlent ces lettres? D’amour, bien entendu, d’humeur, du temps, de l’époque contemporaine à l’auteur, de littérature. On y croise d’autres hommes, sous un oeil prompt à nous faire relativiser toute idéalisation des grands hommes, dussent-ils susciter notre plus grande admiration historique ou littéraire. Ainsi ces lettres s’adressent-elles à nous, dans notre propre rapport à la vie, dans nos relations sociales, sentimentales, dans nos emportements, nos jugements sur l’époque que nous vivons et sur ce fameux « C’était mieux, avant! » qui interroge sur l’histoire, les cycles, le « progrès « … les hommes. Nous.