« La qualité supérieure exige de transcender le chaos dans le cadre de l’oeuvre….La lutte contre le chaos est une lutte historique. C’est ce que tout créateur doit combattre. » (phrases extraites du documentaire de Soloukov, Dialogue avec Soldjenitsyne, 1998)
À ceux qui pensent que la littérature ne peut rien pour la vie, qu’il faudrait, en somme, « vivre d’abord, [écrire] ensuite », éventuellement d’ailleurs, puisqu’elle ne serait qu’un « luxe » superflu, intimant un ordre de priorité de la vie sur l’oeuvre, sur l’écriture, sur la lecture, j’opposerai ici la vie d’écrivains talentueux, rescapés de leur vie par la littérature. Alexandre Soldjenisyne, qui aurait eu cent ans cette année, en est un exemple remarquable. Sa vie, littéralement hors du commun, faite d’obstacles, prend tout son sens quand on la mesure à sa littérature.
Une brève mention biographique pour mémoire : Né au lendemain de la révolution bolchevique dans les années tourmentées de la guerre civile russe, Soldenitsyne s’engage comme jeune soldat dans la Seconde Guerre mondiale, publie ses premiers récits écrits en 1942. Arrêté en 1945 pour avoir notamment critiqué les purges staliniennes et les initiatives militaires du dictateur russe pendant la Seconde Guerre Mondiale, il est envoyé dans les camps du Goulag jusqu’en 1952, puis condamné à la relégation « perpétuelle » au Kazakhstan en 1953. Il reçoit le prix Nobel de littérature en octobre 1970, pour Une journée d’Ivan Denissovitch, La Maison de Matriona et Le Pavillon des cancéreux, mais n’est pas en mesure d’aller le recevoir à Stockholm, car, malgré la mort de Staline et sa remise en cause dans les purges, Brejnev refuse de lui octroyer un visa pour s’y rendre. Surveillé de près par le KGB, rescapé d’une tentative d’assassinat, il est expulsé d’URSS en 1974 à la suite de la parution clandestine de L’Archipel du goulag à l’étranger,… ce qui l’oblige à un exil de dix-huit ans aux États-Unis, avant de pouvoir rentrer au pays et de faire entendre sa discordance -et à être accusé de réactionnaire et de dogmatique, cette fois – et de mourir en 2008.
Cent ans après sa naissance, que gardons-nous de ces grandes lignes de cette vie particulière ? L’absence de liberté. Contrainte dans les combats, contrainte du corps, et ce, dans des conditions extrêmes, contrainte de paroles, de mots, contrainte de l’exil. On aurait pu s’attendre à une extinction ou du moins une résignation de l’esprit, par épuisement. On l’aurait même compris, plaint peut-être, avec cette forme de compassion dont Rousseau fait une caractéristique humaine.
Mais ce qui interloque ici est précisément cette force de résistance, puisant sa persévérance, voire se déployant dans le chaos de l’histoire, l’opposition sans concession de la vie, le sol rigoureux de la Russie. Soldjenitsyne incarne ce que Camus décrit d’un homme révolté (1951) : « Qu’est-ce qu’un homme révolté ? Un homme qui dit non. Mais s’il refuse, il ne renonce pas : c’est aussi un homme qui dit oui, dès son premier mouvement. » Oui. Le grand oui à la vie, très nietzschéen dans ses résonances, qui ne renonce pas en même temps qu’il impose une résistance à ce qui opprime, à ce qui réduit toute possibilité d’être. Puiser la grandeur de l’écriture dans l’adversité, combattre le mal par les mots, c’est faire le choix du dépassement perpétuel qui sauve de l’histoire.
La transcendance, donc, de la matière-vie (bios) au profit de la vie de l’esprit propre à l’homme est encore ce qu’il appelle le « courage », dans la conférence accordée aux étudiants de l’université de Harvard en juin 1978, ce que l’on pourrait également appeler l’assomption de sa responsabilité d’homme. Être un homme, cela implique de se vivre, de se défendre coûte que coûte, sans renoncer à ce courage d’être. Comme dans le Pavillon des cancéreux, il est question de surmonter les difficultés ou de capituler devant elles. C’est une éthique que donne à lire Soldjenitsyne, par-delà les faits les plus monstrueux engendrés par l’histoire : celle du choix du dépassement.
Cette dimension transcendante de l’écriture et de la vie de Soldjenitsyne a pu être critiquée comme une forme de réactionnisme devant le monde moderne et l’effondrement des valeurs liées au sacré, par exemple. De fait, c’est peut-être le même écho que tendait à faire entendre au lendemain de la Première Guerre mondiale Paul Valéry, lorsqu’il invitait à mesurer les risques d’une crise de l’esprit bien plus dangereuse pour l’Europe que les crises socio-économiques issues du conflit. Il serait peut-être temps de se demander ce qui serait capable de transcender le chaos contemporain, et d’entendre ces appels à repenser nos modèles de société.
Ainsi cette vie chaotique hors normes que fut celle de Soldjenitsyne est-elle une illustration magistrale de ce que peut la littérature : ancrer l’ethos dans les mots, et les porter à leur dimension performative. Se prendre soi-même comme matière de son livre, à la manière de Montaigne, c’est ouvrir une perspective sur le monde propre et en proposer une manière concrète de l’habiter à titre d’homme. Dans cette optique, dire, écrire est un véritable acte, propre à transcender la vie d’un homme, voire des hommes.