Si Aristote semble avoir été un des premiers à constituer une collection de livres et à avoir appris aux rois d’Égypte la manière d’organiser une bibliothèque, comme nous le rapporte Strabon, dans Géographie (XIII, 1, 54), la démarche de Leibniz, au XVIIè siècle, dans son ambition, paraît un exemple particulièrement significatif des rapports entre philosophie et bibliophilie. Ce grand dévoreur de connaissances fut en effet sans doute le premier à prendre conscience de l’intérêt de constituer et d’entretenir une bibliothèque.
Né à Leipzig dans une famille d’universitaire qui possède une bibliothèque privée, Leibniz commence sa carrière de bibliothécaire à 22 ans, à la bibliothèque privée du baron Johann Christian Von Boineburg, puis, à la mort de ce dernier, devient bibliothécaire du duc de Brunswick-Lünebourg à Hanovre et dirige la Bibliotheca Augusta à Wolfenbüttel, une des plus grandes d’Europe à l’époque, tout en constituant une bibliothèque personnelle. Pendant plus de quarante ans, Leibniz, avant même ses fonctions de philosophe et de mathématicien, travaille avec et dans les livres, et fonde l’idée d’une bibliothèque universelle couvrant tous les domaines du savoir, sans doute après la lecture du livre du fameux bibliothécaire du roi, Gabriel Naudé, Advis pour dresser une bibliothèque, rédigé en 1627.
Leibniz nous intéresse par la conjugaison en lui du philosophe, naturellement proche du savoir et à l’affût de toute « nourriture » pour augmenter ce dernier, tel un chasseur de connaissances, et du bibliothécaire soucieux non seulement de constituer ce savoir, mais aussi de le conserver. Leibniz avait conscience du profit que pouvait tirer des ressources d’une grande bibliothèque de recherche le progrès des connaissances, et de l’intérêt qu’il y avait à procéder à des acquisitions régulières pour maintenir une bibliothèque au courant de l’activité scientifique et littéraire.
Peut-on dire qu’en cela Leibniz soit un véritable bibliophile ? La nécessité de toujours rechercher des livres, le travail auprès des libraires pour trouver ce que l’on cherche fait-il de soi un bibliophile ? Dans son travail, Leibniz côtoyait des libraires, -sa correspondance est fort éclairante à ce sujet, et cherchait sans cesse à dénicher les livres propres à s’inscrire dans son projet de bibliothèque universelle. Des livres « utiles » en quelque sorte au savoir.
De fait, la quête philosophique des livres pour savoir et augmenter ce savoir pourrait laisser supposer que la démarche est bien différente de celle d’un « pur » bibliophile, et que le livre constitue un simple support, medium, en vue des connaissances. Un prétexte, en somme, dont la finalité ne serait pas le livre pour lui-même, mais l’au-delà du livre : ce dont le contenu du livre peut nourrir l’intellect. La recherche de livres s’inscrit en rapport au projet philosophique et scientifique de Leibniz. Une lettre à Christian Habbeus du 5 mai 1673 (A 1, 1, 417) est très claire à ce sujet : sa bibliothèque ne devra contenir que des livres qui d’une part « contiennent des inventions, démonstrations, expériences ; de l’autre ceux qui nous rapportent des mémoires d’estat, des histoires, surtout de nostre temps, et de descriptions de pays. » Son projet est encyclopédique avant l’heure.
Pour autant, l’oeil de Leibniz semble très avisé dans le choix des livres : ses critiques des éditeurs et de la diffusion de « mauvais livres », comme nous le montre sa correspondance avec Thomas Burnet, ses plaintes multiples d’une accumulation de livres inutiles ou mauvais qui étouffent, par leur grand nombre, les bons livres, sont le fait d’un véritable choix des livres à acquérir, dont il s’agit d’interroger le qualificatif. Qu’entendre par « mauvais livre » ? Ce critère discriminant dans l’achat des livres pour la bibliothèque, publique ou personnelle, n’est-il qu’un critère « en vue du savoir », ou serait-il l’illustration d’un désir d’acquérir des livres d’une certaine valeur bibliophilique ? On pourrait être tenté de souligner ici une démarche bibliophilique dans l’intérêt que relève Leibniz pour ce qu’il nomme les « petits livres curieux » : « J’aime mieux, écrit-il à Lorenz Hertel le 3 avril 1705, 30 petits livres curieux qu’un gros ouvrage qui ne l’est gueres, qui ne contient que des redites, et qu’on pourra toujours trouver quand on le voudray payer… je prefere les petits aux grands, surtout s’ils traitent exprés de quelque matiere particuliere. Et encore les petits livres curieux qui disparoissent avec le temps doivent estre conservés dans les grandes Bibliotheques ». Ces petits livres curieux, il en parle encore dans un post-scriptum d’une lettre à Thomas Burnet « PS […] En général les petits livres curieux sont bientôt lus et instruisent quelquefois plus que les grands. » (Lettre II, Omnia Opera volume 6, 1768. Opera philologica p.231)
Tout porte à croire en réalité que la « curiosité » de ces petits livres tienne à la « matière », et donc au contenu des livres, davantage qu’à la qualité des livres elle-même. C’est, encore une fois, la teneur du propos et ce qu’il peut apporter à la connaissance qui justifient l’acquisition des livres. Et d’ailleurs, si Leibniz avoue lui-même ne pas lire tous les livres qu’il acquiert, leur place dans la bibliothèque se justifie par le fait qu’ils pourraient servir un jour, être utiles. « Vous avez raison de dire qu’il se fait peu de bons livres dans le monde, écrit-il à nouveau à Burnet (lettre V), mais qu’il s’en fait toujours beaucoup plus qu’on ne voudrait acheter, ni même lire. Il est vrai que j’en achète beaucoup que je ne lis jamais : c’est assez de les avoir pour les consulter au besoin, et de jeter cependant les yeux sur quelques endroits. »
Nul doute que le livre est, en soi, désirable, mais toujours en vue du savoir qu’il peut contribuer à augmenter. En cela, on pourrait croire en une dissociation des démarches bibliophilique et philosophique.
Toutefois, dans la mesure où cette quête propre au philosophe est et reste une démarche qui part du livre, va vers le livre et qui ne peut s’en passer, qui implique donc que les livres doivent être recherchés et conservés dans la bibliothèque en vue de la constitution d’un patrimoine savant présent et futur, à la fois individuel et (éventuellement) collectif, il faudrait se demander si on ne s’inscrit pas là déjà dans une démarche proprement bibliophilique.
Peut-être faudrait-il rappeler que le premier livre, au sens chronologique et en terme de source, est la Bible, τό βιβλίον : livre dont le contenu vise précisément, au-delà de toute crédibilité qu’on peut ou non y accorder, à délivrer un enseignement, un savoir. Dans cette perspective, on pourrait sans doute affirmer que la recherche du livre pour son contenu, quel qu’il soit, qui nous apparaît proprement philosophique, est indissociable de toute démarche bibliophilique.

[Cet article a fait l’objet d’une article dans Le Magazine du Bibliophile, en Février 2017]