Tout « le reste » n’est-il que « littérature » ?
Le monde d’aujourd’hui, avide de tout savoir, immédiat, sans lieu ni temps de la réflexion, est comme embouteillé d’images non triées sur nos écrans, d’images horribles, choquantes, voire inimaginables, s’étalant de manière quasi pornographique dans notre espace de perception, soi-disant « réalistes », comme si l’image vue suffisait à dire le monde, à en montrer la réalité. Il est sans doute facile de porter crédit à ses yeux qui ont « vu » à travers la réalité numérique, et à avaler goulûment ces informations. Je vois, donc le monde est.
Face à cette « réalité » -là, reçue en pleine face, en plein cœur parfois, tant les « choses vues » nous écœurent, quelle place pour la littérature, pour la fiction, loin, bien loin semble-t-il de cette emprise du réel ? On serait tenté de reprendre cette phrase, dérivée d’un poème de Verlaine, et d’affirmer que « le reste », autrement dit tout ce à quoi on n’accorde pas son crédit, ne serait « que » littérature. Fioriture plus ou moins plaisante, en somme.
Et pourtant… Ce monde que les images nous imposent est-il aussi réel qu’il y paraît ? Est-il vraiment plus réel que le monde proposé par la littérature ? Évidemment, se plonger dans les textes, y revenir, c’est entrer dans un espace de mots resserré en quelques pages. Des mots. Rien que des mots.
Que pèsent des mots face à la réalité, face à l’image qui montre ? Les mots sont-ils en-deçà du réel, sans aucune consistance, épaisseur, densité ? Rappelons-nous Magritte : l’image ne désigne pas toujours la réalité, et ce que l’image montre pourrait bien ne pas être la réalité…. Ceci n’est pas le monde.
Le langage littéraire est singulier, et en cela, il ne peut que refuser la simplification du réel, tentante, partagée par tous, sur la « toile » du monde… Dire l’amour, la mort, en poète, c’est dire un sentiment universel, atemporel, reproductible indéfiniment et pourtant chaque fois unique, tant l’expérience en est individuelle. Un sentiment banal, en somme. Que nous apporte alors la lecture de l’Amour fou de Breton, de Dom Juan de Molière, de La Princesse de Clèves de Madame de Lafayette ? Des indications objectives sur les différentes conceptions de l’amour ? Une cartographie de l’amour, à la manière d’une Carte du Tendre ? Des informations sur la nature complexe du sentiment amoureux ? Ne vaut-il mieux pas vivre l’amour que de le lire ? Et la littérature ne nous détourne-t-elle pas plutôt de la vie ?
Sans doute a-t-on affaire, en littérature, à des lieux communs – l’amour en est un. Mais l’expérience de chacun des personnages, en tant qu’elle est unique en son genre, transfigure cette banalité, en la dépoussiérant, en la faisant voir dans ce qu’elle a de beau. Elle guide le regard vers ce que l’on ne percevait pas vraiment, ou plus, et elle permet ainsi de toujours s’étonner de la réalité vécue. Grâce à son pouvoir de nommer l’expérience vécue par tous, elle permet aussi au lecteur de mieux la comprendre, par-delà le miroir, comme ce saut qui permet à Alice d’aller au-delà, Through the looking-glass. L’imaginaire particulier d’un autre, l’auteur, si on l’accepte, nous force à passer outre la surface, outre l’usage proprement utile du langage, nous demande donc de nous transposer – comme une métaphore- dans un autre champ des possibles. L’idée d’un monde fait de symboles à déchiffrer n’est pas neuve, et le Moyen Âge s’en est repu pour fonder la science, au-delà de l’apparence des phénomènes.
De façon similaire, entrer en littérature, lire, c’est accepter de traverser la forêt du monde, de ce monde complexe auquel notre expérience propre nous confronte sans cesse, et que notre point de vue ne suffit pas à embrasser, et elle est en ce sens ce miroir stendhalien mis en mots, que nous promenons le long de notre chemin, qui nous donne des clefs pour déchiffrer du sens, le sens, le nôtre en tout cas, par-delà les interprétations « prêtes à consommer ». La littérature est toujours une aventure, parce qu’elle offre de nouvelles perspectives sur le monde à travers le langage d’autres qui nous laissent l’entière liberté, l’entière responsabilité même, de les interpréter à notre façon, d’en faire « bon » usage. Chaque lecture s’inscrit en quelque sorte dans la continuité de nos propres expériences, et les enrichit. Ainsi l’homme, qui cherche toujours à se raconter aussi bien qu’à s’insérer dans le monde, trouve dans la littérature une multitude de mondes possibles, tous différents et tous combinables, qui constituent la texture même du monde.
La littérature, loin de nous faire oublier le monde, nous replace donc au contraire face à lui, et on peut affirmer, avec Proust, que « la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue, c’est la littérature » … Par elle, le monde gagne en sens, et en beauté.
Osons donc la littérature !