La bibliothèque particulière de Spinoza


Baruch Spinoza également connu sous les noms de Baruch d’Espinoza d’après sa signature, Bento de Espinosa (dans sa version portugaise) ou Benedictus de Spinoza (dans sa version latine), meurt à La Haye le 21 février 1677, et laisse derrière lui quelques minces affaires, recensées par acte notarial, dont une bibliothèque, qu’on s’attendrait peut-être à trouver fournie, mais qui étonne par sa modestie. Au total, d’après le recensement auquel assistait le libraire Rieuwets : 159 livres installés sur une « armoire à livres de sapin avec cinq rayons ».
Ils sont répertoriés dans l’inventaire non pas en fonction d’un classement thématique ou alphabétique, comme on pourrait s’y attendre, mais selon la méthode classique de l’époque, en fonction du format des livres : Boecken folianten (In-folio), In-quarto, In-octavo, In-12.


Dans l’inventaire*, on trouve des Bibles rabbiniques, parfois « retouchées », ou d’autres Bibles, le Nouveau Testament, dans diverses traductions, des travaux d’exégèses, plus ou moins critiqués, voire controversés, par la ligne orthodoxe de la confession hébraïque, des livres de grammaire (Scioppius, Nizolius..) et des dictionnaires de plusieurs langues : recherche inlassable du « sens » de l’Écriture.
On trouve aussi des livres de mathématiques (d’Euclide à Huygens), d’astronomie, de médecine et en particulier d’anatomie, qui ancrent la pensée de Spinoza dans les révolutions scientifiques de son époque.
On recense cependant peu de livres théologiques, et peu de livres de philosophes également, sinon, quand même!, Aristote, Bacon, Épictète et Sénèque (donc l’influence des stoïciens), Maïmonide, Clauberg, la Logique ou l’Art de Penser de Port-Royal, l’érudit Keckermann, Machiavel, Thomas More, Thomas Hobbes, Descartes.
Il y a des historiens antiques.
S’y trouvent enfin des poètes et écrivains aussi ! Les classiques latins, Jean Second, Jean Pinto Delgado, Quevedo, Cervantès (mais pas Don Quichotte).


Qu’en penser ?
On peut réfléchir à la présence de ces livres par rapport à Spinoza lui-même, l’homme – un excommunié depuis ses 24 ans- et sa pensée -défenseur de la liberté de penser, y compris de la critique possible des Écritures : le contenu de sa bibliothèque, aussi mince soit-il, illustre les recherches intimes d’un homme, ce qui le guide.
Il est significatif que sur 159 livres, on trouve des interprétations très peu orthodoxes de la Bible, voire des lectures rejetées, par exemple, des dictionnaires et des grammaires, parfois également contestées, pour avoir accès au texte des Écritures, en somme, avec un regard critique.
Dans tous les cas, sa démarche de philosophe – chercher, pour la connaître, la vérité- s’illustre dans le choix de ses livres : comprendre le sens de l’Écriture, à travers les traductions, les textes en eux-mêmes, différentes grammaires (certaines même très controversées, surtout en ce qui concerne l’hébreu comme on peut s’en douter!) et, par-delà, accéder à la connaissance tout court, sans vouer un culte aux Anciens, voire s’en distancer. D’où finalement le peu de cas qu’il a pu faire de la « possession » des livres contenant la pensée des autres avant lui, malgré le fait qu’il ait nécessairement lu. Le passé de la philosophie est précisément un passé, ou du moins quelque chose à dépasser pour aller vers plus de « vrai », et la vérité n’a pas d’histoire !
On retrouve là son attachement à la liberté de penser en toute circonstance, affirmé dans le Traité théologico-politique. Éduqué selon la religion juive, il fut excommunié car « fils indiscipliné de la Synagogue », comme le dit Vulliaud (p.24). Admirateur de Descartes, dont il suit la première des Règles pour la direction de l’esprit de « ne recevoir jamais aucune chose pour vraie, que je ne la connusse évidemment être telle », il
s’en écarte sur bien des points théoriques. On le trouve donc solitaire dans son entreprise de recherche du vrai, à distance du savoir des autres, même si, notamment au niveau des sciences, il s’intéressait aux « débats » contemporains.
La présence de ces poètes et écrivains espagnols peut-elle être interprétée comme un retour à ses origines ibériques – même si sa langue maternelle était le portugais ?
Finalement, sa bibliothèque semble refléter ce qu’il était en sa qualité d’homme insatiablement tourné vers la recherche du vrai, un esprit libre en somme, et elle s’accorde parfaitement à l’idée qu’une bibliothèque est le témoin privilégié du caractère de son propriétaire, comme le pensait le philosophe Walter Benjamin, lui-même, on le sait, soigneux bibliophile …

Une anecdote :
L’anecdote rapportée par Irvin Yalom dans son livre Le problème Spinoza, de la confiscation de la bibliothèque de Spinoza par le théoricien et idéologue du nazisme Rosenberg, qui se déplace en personne pour vérifier le contenu de la bibliothèque est intéressante mais sur un tout autre plan : il ne s’agit pas pour Rosenberg détruire des livres possédés par un juif -comme on pourrait le supposer. Il faut y lire la détermination toute personnelle, voire obsessionnelle, de Rosenberg à comprendre pourquoi le célèbre Goethe qu’il admire, si représentatif de l’esprit et de la grandeur allemands, a pu avoir tant d’admiration pour un philosophe juif. Il n’y est pas question de l’importance de cette bibliothèque, et encore moins de s’intéresser à la question du sens des livres contenus. L’importance tient uniquement ici à l’incapacité de Rosenberg à comprendre que la pensée n’a pas de confession.

* Pour le détail exhaustif des livres de la bibliothèque de Spinoza, on se référera au livre de Paul Vuillard, Spinoza d’après les livres de sa bibliothèque, publié en 1934 à la Bibliothèque Chacornac, et republié aux Éditions des Malassis en 2012.

Ce texte a fait l’objet d’une publication dans le Magazine du Bibliophile de Janvier-février 2017

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